Économie

« Des défaillances hypothèquent dangereusement la souveraineté alimentaire du pays »

L’expert agronome, Akli Moussouni, dresse un constat sans complaisance sur la politique agricole de l’Algérie. Il pointe de nombreuses insuffisances et des « défaillances qui hypothèquent dangereusement » la sécurité alimentaire du pays.

Autrefois une puissance agricole, l’Algérie dépend aujourd’hui plus que jamais des importations pour nourrir sa population. Comment en est-on arrivé à cette situation ?

A l’indépendance, l’Algérie a hérité de deux systèmes agricoles. D’une part, l’agriculture de subsistance portée par « l’indigène » renommé fellah à l’indépendance et autour duquel on a créé une politique agricole politicienne qui continue de nos jours à engloutir les deniers de l’Etat pour une hypothétique rentabilité impossible.

Le patrimoine de cette agriculture s’est morcelé par rapport au phénomène d‘héritage, lequel processus s’accélère par rapport à une démographie galopante.

A présent, l’exploitation agricole est minuscule, donc non rémunératrice, ce qui a entraîné son abandon. Sa part de marché est aléatoire et les produits sont rares mais visibles à travers quelques produits du terroir qui se vendent en marge des étals des marchés par les jeunes de la 2e génération des descendants des fellahs de jadis.

Parfois des conflits dramatiques ont départagé la famille rurale dans la douleur par rapport au partage de ce patrimoine ancestral.

Il y eut d’autre part les ex-fermes coloniales, nationalisées à l’indépendance et auxquelles on a cumulé quelques années plus tard, les grosses propriétés privées nationalisées, pour en faire des domaines agricoles dits « autogérés » dont la gestion par les nouveaux « propriétaires » a été catastrophique.

L’Etat s’est retrouvé avec sur les bras un formidable patrimoine agricole dont il ne savait pas quoi  faire. On lui avait créé un ministère sans politique agricole à ce jour.

Ce patrimoine, qui devrait assurer la sécurité alimentaire du pays pour toutes les générations qui suivront, a été appauvri à travers une succession de « réformes », au point de devenir à présent lui-même une charge pour l’Etat.

Le produit national ne peut couvrir à peine 2 mois sur 12 les besoins alimentaires du pays, soit environ le 1/5 par rapport aux produits de large consommation.

Sur un autre plan, la construction rurale et de l’agglomération est venue prélever progressivement à ce secteur une bonne part de l’espace des terres arables.

L’Etat ne détient plus que 160.000 hectares de terres arables réparties sur 162 fermes, elles-mêmes réparties sur 4 offices (Agrolog, Gvapro, Giplait et OAIC) qui ne savent pas quoi en faire.

Les tentatives de les attribuer à leur tour à travers un partenariat dit « public – privé) » engagé à deux reprises dans la précipitation, n’ont pas abouti. En réalité, ces fermes dites « pilotes » n’arrivent même pas, dans bien des cas, à couvrir les salaires d’une poignée de leur propre personnel.

La sécurité alimentaire est assurée à présent intégralement par l’exportation des richesses du sous-sol. Ce qui l’a rendue incertaine, menacée constamment par rapport à un contexte mondial instable.

Durant ce mois de Ramadan, les produits agricoles ont connu des hausses vertigineuses. Un consensus semble avoir été établi autour du fait que la production agricole n’en est pas une raison. Qu’en est-elle réellement ?

Il ne peut y avoir une cause bien déterminée à cette situation. Si c’était  le cas, la solution serait à portée de main à tout moment.

Lorsqu’un secteur économique est géré au grès du hasard, il ne peut que générer une anarchie sur tous les plans dont les conséquences seront supportées en même temps par les intervenants eux-mêmes, que par le consommateur et l’Etat.

Ce dernier est appelé en toute circonstance à payer les pots cassés, sous la forme du soutien tout azimut. Un soutien autour duquel, en l’absence de planification et de systèmes de distribution identifiés, il y a eu des spéculations et détournements sans limites.

Il est donc impossible d’anticiper sur les évènements liés au marché, ni sur les causes à endiguer avant qu’elles se manifestent. C’est pour cela qu’on a beau entretenir des discours de promesses sur les prix, mais irréalisables car insensées, sachant que la véritable économie ne peut fonctionner qu’avec des stratégies adaptées et encadrées par des règles, des organisations appropriées et une législation étudiée.

Ce qui n’est absolument pas le cas. En conséquence l’agriculture algérienne fonctionne dans l’utopie. Après l’analyse du fonctionnement organisationnel, légal et administratif de ce secteur, il est aisé de déterminer que c’est donc l’utopie qui caractérise ce secteur et qui est à l’origine de tous ses maux.

Les produits agricoles mis sur le marché répondent-ils aux normes de qualité ?

L’Algérie n’a jamais construit un marché normalisé des produits agricoles pour que le concept de qualité soit rémunérateur ! D’une manière précise, à quoi bon pour un producteur d’investir dans la qualité si son produit ne peut générer une valeur ajoutée par rapport à la non qualité généralisée ?

L’Algérie n’a même pas développé une législation qui puisse protéger la santé publique par rapport à des procédés de production que personne ne contrôle, à l’exception de cas flagrants où l’on fait appel aux services de sécurité telle que l’irrigation avec des eaux usées ou la mise sur le marché de produits périmés.

C’est pour cela que plusieurs tentatives d’exportation de produits agricoles se sont terminées en échecs honteux, que personne ne doit ignorer.

Comment évaluez-vous les performances agricoles en Algérie ?

Parfois on assiste à des exemples de « success stories » qui avaient égayé la galerie momentanément, car elles ne peuvent perdurer dans un contexte où il n’existe pas de visibilité commerciale.

En Algérie, on ne produit pas pour un marché déterminé pour évaluer la performance par rapport à des objectifs économiques précis, en l’absence de planification des besoins.

C’est pour cela que les réalisations d’infrastructures mastodontes comme les marchés de gros et les abattoirs, ne peuvent servir de réceptacles à des productions planifiées du fait que les agriculteurs agissent dispersés sans aucune visibilité commerciale.

L’Algérie dépend de l’importation pour les semences. Peut-elle atteindre l’autosuffisance en la matière et comment ?

Pas du tout. Les instituts techniques créés pour encadrer les activités agricoles, censés servir d’outils de développement de ce secteur, ne fonctionnent pas comme tels puisque chargés uniquement pour opérer eux aussi en prestataires de services que les agriculteurs ne daignent pas consulter.

C’est pour cela qu’ils n’ont rien produit qui puisse être mis à profit sur le terrain. Il n’y a donc pas eu lieu développement des semences. Celles des cultures potagères sont importées intégralement, à contrario des céréales et de la pomme de terre dont les multiplicateurs produisent une part des semences mais dont les rendements sont loin d’égaler ceux des semences importées.

Dans le cas de la pomme de terre, par exemple, ces dernières génèrent des productions très faibles (160 à 250 quintaux/hectare) par rapport à une moyenne mondiale beaucoup plus importante (450qx/ha). Ce qui fait que les semences locales, lorsqu’elles existent, ne sont pas rentables par rapport au coût de location de terres et d’entretien des cultures.

L’usage des semences locales relève généralement d’un « coup de poker » par rapport à une nomenclature des prix des produits finis instables.

Pour ce qui est des rendements agricoles, sont-ils suffisants ?

Ils sont loin de la performance. Ils sont égaux à ceux des années 1930 dans les pays où l’agriculture a évolué miraculeusement, où un hectare produit plus de 100 quintaux (10 chez nous) et une vache produit 70 litres de lait par jour (10 chez nous).

La rentabilité d’une culture dépend de l’eau, essentiellement, mais aussi de la machinerie, de la manière de conduire les cultures, de la fertilisation du sol et du savoir-faire.

Un protocole difficile à envisager pour un secteur où chacun agit comme bon lui semble.  Notre agriculture n’a pas évolué par rapport à son caractère traditionnel où l’agriculteur est au centre de toutes les politiques engagées jusqu’alors.

Au lieu de faire du produit le centre d’intérêt autour duquel c’est le statut et la position du fellah qui doivent évoluer, pas l’inverse. Une défaillance caractérisée des politiques agricoles menées jusqu’alors

La filière lait connaît toujours des tensions récurrentes. Comment les expliquez-vous?

Ni le lait, ni aucun autre produit agricole n’est généré par rapport à un marché identifié. De même que la notion de filière qui puisse départager le rôle de l’Etat de celui de l’opérateur économique n’a jamais été introduite.

Logiquement, c’est l’industrie agroalimentaire qui tire l’amont agricole. Ce qui n’est pas le cas chez nous, car à l’amont, le cheptel bovin laitier en particulier n’est pas alimenté par l’agriculteur lui-même, du fait qu’il n’est pas encadré par l’industrie de transformation à travers l’ONAB (Office de l’aliment de bétail) et Agrodiv, ni à l’aval à travers l’ONIL (Office du lait, en tant qu’établissement étatique).

Comme pour les groupes laitiers industriels privés, qui fonctionnent tous en prestataires de service. Il est impossible d’envisager dans ces conditions une quelconque amélioration de la place du produit national sur le marché national hypothéqué naturellement par les produits étrangers.

C’est justement ce schéma de fonctionnement simpliste de notre agriculture qui entretient son sous-développement.

En matière de céréales, pourquoi l’Algérie ne produit-elle pas de blé tendre ?

Le blé tendre peut être produit dans les mêmes conditions naturelles que le blé dur et l’orge. Toutefois il exige plus d’habileté dans les conduites culturales.

En Algérie, l’exploitation agricole céréalière est généralement pluviale, dont le sol est pauvre et très pauvre en termes de machinerie. Ce qui n’autorise pas la mise en place de nouvelles stratégies par rapport à ce secteur sans faire évoluer les conditions techniques dans lesquelles il évolue.

La filière céréales est la mère de toutes, elle doit être reconfigurée au même titre que les autres filières à travers des politiques agricoles capables de prendre en charge les enjeux de la sécurité alimentaire.

J’ajouterais une chose si vous le permettez…

Allez-y…

Les pouvoirs publics, à défaut de visibilité en l’absence d’expertise de contexte économique du pays, font dans le tâtonnement qui n’a rien donné.

A défaut de maîtrise, on ne peut que spéculer par rapport aux véritables défaillances qui continuent d’hypothéquer dangereusement la souveraineté alimentaire du pays.

On a abandonné l’agriculture traditionnelle du nord du pays pour s’imaginer des solutions au Sud du pays. C’est une fuite en avant  qui cache mal  l’incapacité des structures actuelles officielles à mener des politiques agricoles appropriées.

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