Politique

Le 1er novembre, la Palestine et l’état du monde

TRIBUNE. La crise en cours dans la bande de Gaza, avec son déchaînement de violence sans précédent, a secoué les consciences dans le monde entier.

Pour le pire pour certains, acquis à Israël, soit par sympathie aux thèses colonialistes, encore assez prégnantes dans nombre de sociétés n’ayant pas encore totalement déconstruit les soubassements idéologiques de leurs histoires coloniales, soit par culpabilité vis-à-vis de l’Holocauste, ou encore par manque d’information quant à la réalité de l’occupation en Palestine, ou même par simple opposition au Hamas, notamment dans certains milieux politiques et intellectuels arabes opposés à la mouvance des Frères Musulmans.

Ou pour le meilleur, pour la majorité des citoyens du monde de toute confession et nationalité, par attachement aux valeurs universelles de liberté et de dignité humaine, dont découle une sympathie naturelle pour la cause palestinienne, comme l’ont montré les imposantes manifestations à travers le monde dénonçant les horreurs de l’agression israélienne sur les civils palestiniens.

Pour nous, Algériens, la compréhension de ce nouvel épisode de la cause palestinienne est sans doute plus profonde. En ce 1ᵉʳ novembre, date anniversaire du déclenchement de la Guerre de Libération nationale, cette compréhension est plus intime.

C’est comme si les vivants et les Martyrs de l’Algérie et de la Palestine, correspondaient par-delà l’espace et le temps, par-delà les frontières et les mondes, dans une reconnaissance mutuelle des souffrances, des défis, des espoirs et des gloires passées et à venir.

Les pancartes assimilant le 7 octobre 2023 au 1ᵉʳ novembre 1954, tout comme le communiqué du Hamas saluant en plein conflit l’anniversaire du déclenchement de la Guerre d’indépendance algérienne sont assez parlants.

Sans s’attarder sur les considérations spirituelles que cela pourrait évoquer, la situation de la Palestine avant et au lendemain du 7 octobre 2023, de Gaza, notamment, peut à bien des égards être comparée à celle de l’Algérie à la veille et au lendemain du déclenchement de la lutte armée.

Les contextes historiques respectifs sont bien évidemment différents, tout comme les événements, mais des points de comparaison intéressants peuvent être établis avec les configurations historiques et les enjeux politiques, économiques et symboliques, aussi bien sur les plans internes qu’externes.

Des invasions et colonies de peuplement issues des crises européennes

À commencer par la Nakba, cette campagne méthodique de nettoyage ethnique perpétrée entre 1947 et 1948 par des groupes paramilitaires, tels que l’Irgoun, le Lehi et la Haganah, officiellement classés comme terroristes par les Nations unies à l’époque.

Ces organisations aguerries au combat sur le théâtre européen de la Seconde guerre mondiale ont importé en Palestine le sionisme tel que théorisé quelques décennies plus tôt par Theodor Herzl, une idéologie fondée sur une logique essentiellement colonialiste en vue de la création d’un foyer national juif.

Les massacres à grande échelle commis à l’encontre des populations arabes de Palestine durant la Nakba, une reproduction traumatique de la Shoah, ont été précédés et suivis d’un mouvement massif de l’immigration juive en Palestine, soutenue par la Grande-Bretagne suite à la Déclaration de Balfour en 1917, et suite à l’établissement d’Israël en 1948.

Victimes de pogroms en Europe de l’Est à la fin du 19ᵉ siècle, les Juifs est-européens se réfugièrent en grand nombre dans une Europe occidentale en pleine dépression économique, et où ils devinrent la cible privilégiée des xénophobes et anti-juifs.

À partir de là, les milieux sioniste et anti-juif en Europe, formèrent une alliance improbable pour la ré-immigration des Juifs est-européens vers la Palestine, à l’époque sous mandat britannique.

Comment ne pas trouver des similitudes entre la colonisation de la Palestine et celle de l’Algérie ? D’abord par la violence de l’invasion coloniale qui, dès 1830, et pendant près de 80 ans, est marquée d’une politique d’annihilation systématique de la population algérienne faite de massacres à grande échelle, de famine et de destruction de villages, d’écoles et de mosquées, pour l’accaparement des terres.

S’ensuit une colonisation de peuplement par l’arrivée massive d’une population européenne du Nord (allemande, suisse) et du pourtour méditerranéen (espagnole, italienne, maltaise), à laquelle les terres accaparées sont redistribuées.

Aussi bien l’invasion que la colonisation de peuplement trouvent en grande partie leurs origines dans l’instabilité politique et les difficultés économiques de la France de l’époque.

À partir de 1830, les pouvoirs royaux de la Restauration et de la royauté de juillet sont vacillants et trouvent dans l’invasion de l’Algérie une occasion de redorer leur blason par des conquêtes militaires.

L’Europe de la seconde moitié du 19ᵉ siècle est secouée par de grandes difficultés économiques et sociales, culminant avec la grande dépression de la fin du 19ᵉ siècle, ayant appauvri de larges pans des populations européennes, dont certaines trouvaient un exutoire dans la colonisation de l’Algérie où des terres leur étaient distribuées.

Des mouvements nationaux fragmentés

Le mouvement national palestinien est en crise depuis maintenant plus de 15 ans. Celui-ci est constitué d’une part de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) créée en 1964, rassemblant plusieurs organisations palestiniennes dont la principale est le Fatah et, d’autre part, du Hamas, mouvement nationaliste d’obédience islamiste constitué d’une branche politique et d’une branche armée, créé en 1987.

Après avoir longtemps prôné la lutte armée, l’OLP y renonce, en 1988, en échange d’un processus de négociation qui n’a permis aucune avancée vers la création d’un État palestinien indépendant.

Au contraire, depuis les accords d’Oslo en 1994, les colonies se sont démultipliées dans l’ensemble de la Cisjordanie occupée.

Le Hamas, pour sa part, s’est fait élire aux élections législatives palestiniennes de 2006 sur un programme comprenant l’option du recours à la lutte armée, une victoire électorale que les pays occidentaux ont refusé de reconnaître du fait que plusieurs d’entre eux ont classé ce mouvement comme organisation terroriste.

Depuis, un conflit fratricide s’est installé entre les deux principales formations du mouvement palestinien, le Fatah menant une campagne de répression à l’encontre du Hamas, culminant en 2007 lorsque le Hamas a chassé le Fatah de la bande de Gaza au lendemain du retrait israélien en 2005.

Depuis, deux gouvernements distincts se partagent le pouvoir, l’un à Ramallah et l’autre à Gaza. Bien qu’entre-coupées par un éphémère gouvernement d’union nationale de 2014 à 2015, aucune initiative de conciliation entre ces deux mouvements n’a fonctionné, ni celle du Caire en 2008, ni celle de Doha en 2011, ni même celle d’Alger en 2022.

Même après l’opération du 07 octobre 2023, le mouvement national palestinien est toujours fragmenté, le Président de l’Autorité Palestinienne et chef du Fatah, Mahmoud Abbas, déclarant même que le Hamas ne représente pas le peuple palestinien, vite démenti par un soulèvement de la population de Cisjordanie dirigé contre ses forces de sécurité.

À la veille du déclenchement de la Guerre de Libération nationale en 1954, le mouvement national algérien est divisé en plusieurs courants, dont les deux principaux sont le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) dirigé par Messali Hadj et l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) de Ferhat Abbas.

En 1947, le pouvoir colonial promulgue le Statut sur l’Algérie prévoyant la création d’une Assemblée algérienne élue au suffrage universel direct avec 60 délégués pour un collège électoral de 58.000 Européens d’Algérie et 60 délégués pour le second collège représentant 1.300.000 Algériens.

Jusqu’au début des années 1950, le MTLD et l’UDMA ont participé aux processus électoraux municipaux et législatifs qui s’avéreront tous truqués, car voués à des victoires certaines des partis nationalistes algériens.

Le MTLD, mouvement indépendantiste le plus ancien et le plus populaire, est lui-même divisé en plusieurs tendances, entre Centralistes et Messalistes, s’opposant sur la stratégie politique à mener, les premiers privilégiant une solution négociée avec la France, les seconds partisans de la lutte armée.

Cette impasse au sein du MTLD débouche sur la création, en octobre 1954, du Front de Libération Nationale (FLN), qui a mené le pays à l’indépendance en 1962, à l’issue d’une guerre de sept ans à laquelle l’ensemble des tendances du mouvement national a participé.

Des enjeux économiques et géopolitiques colossaux

Une étude de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) intitulée « The Economic Costs of the Israeli Occupation for the Palestinian People : The Unrealized Oil and Natural Gas Potential » parue en 2019, confirme que le territoire palestinien occupé recouvre d’importants réservoirs de pétrole et de gaz naturel, dans la zone C de la Cisjordanie et sur la côte méditerranéenne au large de la bande de Gaza.

L’occupation continue d’empêcher les Palestiniens de développer leurs champs énergétiques pour financer leur développement socio-économique et couvrir leurs besoins énergétiques, causant des pertes accumulées estimées à des milliards de dollars.

De même qu’une multitude de sources médiatiques ont exhumé le vieux projet israélien du « canal Ben Gourion » qui relierait la mer Rouge et la mer Méditerranée via Eilat, et raccourcirait le temps de navigation de plusieurs jours par rapport au canal de Suez. Les travaux de ce canal auraient commencé en 2021.

Seul obstacle, le tracé passe par le Nord de la bande de Gaza. L’acharnement du régime d’occupation à vouloir déplacer la moitié de la population gazaouie vers le Sinaï trouve une explication économique, tout comme le déploiement de forces navales et de troupes américaines, britanniques et allemandes dans l’Est de la Méditerranée.

La découverte du pétrole en Algérie, en 1956, a été un enjeu majeur dans le prolongement de la guerre de libération, ayant été l’un des principaux points d’achoppement des négociations entre le FLN et le gouvernement français.

La France qui passait subitement du statut d’importateur à celui d’exportateur d’hydrocarbures, et y voyant autant un moyen de couvrir ses besoins énergétiques qu’une source de revenu fiscal, accentua son effort de guerre.

À son arrivée au pouvoir, Charles De Gaulle proposa un plan de règlement du conflit amputant tout le Sud de l’Algérie du futur État indépendant, en vain. Grâce à l’intransigeance des négociateurs du FLN, l’Algérie conservera les richesses de son sous-sol à l’indépendance et nationalisera les hydrocarbures en 1971.

Le droit à l’autodétermination et à la géopolitique mondiale

Tous les mouvements de libération nationaux ayant eu recours à la lutte armée ont fait face à la délégitimation des puissances coloniales et de leur soutien médiatique tentant de discréditer la portée de leur combat aux yeux des opinions publiques mondiales.

Que ce soit pour le FLN, l’OLP, le Hamas, ou les mouvements de libération de l’Afrique australe comme l’African National Congress (ANC), dont la figure emblématique, Nelson Mandela, était inscrite sur la liste américaine du terrorisme jusqu’en 2008, le procédé est le même : classer ces mouvements comme terroristes et occulter les causes profondes du recours à la lutte armée.

L’histoire a montré qu’en tant que système structurellement violent, le colonialisme ne peut être déraciné que par des moyens violents. Un système auquel tous les peuples vivant sous domination coloniale ont le droit de résister par tous les moyens qu’ils jugent nécessaires, y compris la lutte armée.

Ce droit est reconnu par plusieurs résolutions onusiennes, dont la plus récente est la 45/130 de l’Assemblée Générale des Nations Unies. Évidemment, comme dans toute guerre, des innocents perdront la vie, et les mouvements de libération peuvent commettre des erreurs, mais il reste que du point de vue moral comme légal, la puissance occupante et le peuple occupé ne peuvent être mis sur un pied d’égalité.

Il est révoltant, mais pas surprenant, de constater que plus de 60 ans après le mouvement de décolonisation, le système des relations internationales reste otage de schémas idéologiques coloniaux et racistes d’une ère que l’on croyait révolue.

Un système dans lequel les vieilles forces colonialistes et impérialistes, soutiens inconditionnels d’Israël, ont toujours autant de sympathie pour les colonies de peuplement, s’accommode de la déshumanisation raciste d’une population et des massacres qui en résultent et restent imperméables à la notion de droit des peuples à l’autodétermination, principe démocratique fondamental énoncé au paragraphe 2 de l’Article premier de la Charte des Nations Unies et réaffirmé dans la résolution 1514 de l’Assemblée Générale des Nations Unies de 1960.

En définitive, ce que viennent rappeler la situation à Gaza, et l’occupation de la Palestine, est que ce système international, jusque-là incapable de concrétiser le droit des Palestiniens à l’autodétermination, est toujours régi par la loi du plus fort, et que la liberté du plus faible n’a d’autres prix que celui du sacrifice et du sang.

Cela rappelle également que les affaires du monde ne peuvent plus être gérées par une minorité de puissants au mépris des droits fondamentaux des peuples. Cela plaide également pour une refonte complète des institutions politiques, économiques et financières du système international multilatéral pour l’émergence d’un ordre international plus juste, car il y va de la paix dans le monde.

*Diplomate à la retraite

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