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Enjeux de la crise malienne pour l’Algérie : entretien avec Abdelaziz Rahabi

Enjeux de la crise malienne pour l’Algérie : entretien avec Abdelaziz Rahabi

Dans cet entretien accordé à TSA, le diplomate Abdelaziz Rahabi décortique la crise malienne sous l’angle de ses répercussions sur l’Algérie. L’ancien ministre et ex-ambassadeur d’Algérie à Madrid pointe la complexité de la crise à cause de la « démultiplication des intervenants », ce qui rend difficile la perspective d’une solution, à l’image de ce qui se passe en Libye.

N’ayant pas un soft-power efficace dans la région, l’Algérie n’a aujourd’hui que la puissance de son armée pour protéger ses frontières, ce qui constitue la première priorité, et faire face à cette stratégie de « la tension permanente » qui la cible à travers la crise du Sahel.

Entre l’Algérie et le Mali, c’est désormais la rupture, après la révocation de l’accord d’Alger et les dérapages verbaux des autorités maliennes. Pourquoi celles-ci défient-elles Alger de cette façon ?

C’est le nouveau gouvernement de transition qui a un discours nouveau, un ton agressif et inamical, mais je ne pense pas qu’on puisse réduire toute la relation entre l’Algérie et le Mali aux dernières déclarations du gouvernement de transition.

Je pense que tout le monde a été surpris par les dernières déclarations des nouveaux dirigeants maliens. Personne ne s’attendait à cela parce que s’il y a des remarques à faire sur l’accord d’Alger, cela aurait dû se faire dans le cadre du comité de suivi de l’application de cet accord.

À mon sens, il faut revenir aux fondamentaux concernant cet accord. Il a été fait à la demande des Maliens, à la demande pressante et urgente du président Ibrahim Boubacar Keita au président Abdelaziz Bouteflika.

« L’accord d’Alger a permis de stabiliser le Mali »

L’accord d’Alger a permis de stabiliser le Mali pendant 8 ans, il a inclus tous les acteurs de la vie politique et même militaire du Mali. Les nouveaux dirigeants posent la question de l’application de l’accord au nord du Mali, ce qui ne relève pas des compétences de l’Algérie, ça relève des mécanismes prévus dans l’accord.

Cet accord ne prévoit pas seulement le cessez-le-feu et l’arrêt des hostilités dans la région, il prévoit aussi des mesures politiques d’accompagnement comme la réorganisation territoriale, l’incorporation de certaines catégories des soldats de l’Azawed dans l’armée malienne.

Il se trouve maintenant qu’il y a une nouvelle équipe au pouvoir à Bamako issue d’un coup d’État qui remet en cause tous les acquis, tout le processus d’Alger et il est tout à fait naturel que l’Algérie s’inquiète de la rupture de ce processus.

Parce que ce processus a aidé à stabiliser la région. Ce processus était destiné à lutter contre le terrorisme. Je pense que c’est une mesure qui ne va pas favoriser la stabilité du Mali.

Certains disent que c’est un échec de la diplomatie algérienne qui n’a pas vu venir les changements dans cette région. Est-ce que vous êtes d’accord ?

Il faut revenir au contexte global de la politique extérieure algérienne, c’est-à-dire notre diplomatie, notre armée et notre économie. Nous avons depuis la Guerre de libération hérité d’une doctrine qui est de ne pas accueillir de bases militaires chez nous ni nous inscrire dans des alliances militaires régionales ou internationales.

Et ça c’était avec un seul objectif qui était celui de sauvegarder la souveraineté de la décision diplomatique et militaire.

Nous l’avons fait. C’est nous qui décidons de notre politique de défense nationale, c’est nous qui décidons de notre politique étrangère. Mais ça, ça nous engage à nous armer, à devenir puissants économiquement, à être forts dans notre appareil diplomatique.

« (…) c’est nous qui décidons de notre politique étrangère »

Et nous devons le faire tout seuls. Le fait d’avoir une autonomie de décision peut donner le sentiment d’être isolés. Je comprends que les journalistes, les citoyens aient le sentiment que notre pays est isolé, parce qu’il est autonome, parce qu’il a choisi d’être autonome, c’est notre doctrine, c’est notre identité que nous avons héritée de nos aînés.

Et pour ne pas donner ce sentiment d’isolement, il faut avoir une puissance militaire. Il faut avoir une économie très forte et un audiovisuel à l’international très performant.

Or la grande faiblesse de l’action diplomatique de l’Algérie, c’est son audiovisuel. Nous n’avons pas une représentation positive de l’Algérie à l’étranger. Qu’avons-nous au Mali ? Est-ce que nous avons des banques, des entreprises, des enseignants, des médecins ?

Nous n’avons rien de tout cela, nous n’avons pas ce qu’on appelle les éléments ou les instruments de l’influence, de la présence. Nous ne sommes pas visibles. Notre force en ce moment dans la région c’est notre armée, c’est notre capacité à nous défendre, à nous projeter, mais cela n’est pas suffisant parce que nous n’avons pas développé par ailleurs le soft-power.

Face à la nouvelle situation, qu’elle est la première urgence pour l’Algérie ?

L’urgence pour l’Algérie c’est de protéger ses frontières, elle doit le faire parce que nous avons entre le Mali et le Niger 2300 km de frontière. On ne le dit pas souvent, mais nous avons réussi à le faire.

À l’exception de l’épisode malheureux de Tiguentourine (attaque terroriste contre le complexe gazier en 2013), nous avons réussi à protéger nos frontières depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011.

Et nous avons réussi à le faire seuls, sans l’aide de personne. Si nous arrivons à stabiliser et protéger nos frontières des menaces qu’il y a au Sahel, c’est déjà beaucoup parce que, je le dis encore une fois, nous n’avons pas d’autre choix que de défendre tout seuls nos frontières.

« (…) que cela use une armée et c’est probablement ce qui est recherché »

C’est cela notre doctrine, cela réclame beaucoup de moyens. C’est pour ça qu’à chaque fois qu’il y a un conflit ou une crise politique à nos frontières, nous entrons dans une sorte de guerre d’usure contre l’armée algérienne.

Mobiliser une armée sur 2300 km avec le Sahel, en plus de la Libye et du Maroc, cela réclame beaucoup de moyens et de vigilance ainsi qu’une attention et une mobilisation permanentes. Tout le monde sait que cela coûte de l’argent, que cela use une armée et c’est probablement ce qui est recherché. C’est mettre tout le pays, dans toutes ses frontières, sous une tension permanente.

Dans une tribune que vous avez publiée le 30 janvier dernier sur TSA , vous avez évoqué un « nouvel ordre régional » au Sahel. De quoi s’agit-il ?

Concrètement, nous avons aidé le Mali à se débarrasser de la présence étrangère, essentiellement française, nous avons aussi demandé au Niger de réduire la présence étrangère chez lui parce qu’il se trouve que c’est un pays qui est à nos frontières. Nous nous inquiétons de la présence de puissances étrangères à nos frontières.

Il se trouve qu’avec la nouvelle politique des nouveaux dirigeants au Mali et au Niger, il y a eu une démultiplication des intervenants étrangers. La France est partie, il y a six ou sept intervenants qui sont venus à sa place. C’est cette démultiplication des intervenants qui inquiète le plus.

Le problème du Mali se trouve au Nord, donc à nos frontières. On parle du Mali comme si c’est à 5.000 km de Tinzaouatine. C’est à nos frontières, c’est un continuant ethnique de nos populations touarègues.

« Un des agendas des intervenants dans la région c’est l’affaiblissement de l’Algérie »

La multiplication des intervenants est essentiellement due au fait qu’il s’agit de pays pauvres, donc qui n’ont pas les moyens, des pays où il y a des problèmes de gouvernance, la sécheresse, donc avec des risques de flux migratoires massifs vers le Nord. Il s’agit aussi de pays où il y a beaucoup de trafic d’armes et de drogue.

Cette fragilité de la région du Sahel favorise l’intervention de puissances étrangères, et les puissances étrangères ont des agendas. Un des agendas des intervenants dans la région c’est l’affaiblissement de l’Algérie.

Ce n’est pas nouveau qu’un pays cherche à affaiblir un autre pour des raisons diplomatiques, militaires ou autres. C’est ce qui arrive en ce moment dans la région du Sahel.

Il y a les Émiratis, les Marocain qui interviennent publiquement, il y a Israël qui intervient et qui sous-traite pour les États-Unis très certainement dans cette région.

Plus les intervenants se multiplient, plus la solution devient difficile, comme le montre l’expérience libyenne. En Libye, il est difficile d’envisager aujourd’hui une solution à très court terme parce qu’il y a une dizaine ou une quinzaine d’intervenants à l’est et à l’ouest du pays. C’est ce qui arrive de plus en plus à nos frontières et c’est ce que j’appelle le nouvel ordre régional.

La France est sortie, maintenant il y a l’intervention de mercenaires de Wagner, parce qu’il s’agit en réalité de mercenaires, ce n’est pas une force régulière, et bien sûr il y a l’intervention de tout ce qui est de nature à affaiblir l’Algérie.

Le pays qui a cherché à affaiblir l’Algérie ces dernières décennies, c’est le Maroc. C’est bien le délégué du Maroc au Nations-Unies qui a appelé à organiser un référendum en Kabylie.

C’est bien ce même pays et c’est aussi Kadhafi qui a essayé de mobiliser les Touaregs et de les organiser dans un espace subsaharien autonome. Ce sont toutes des opérations qui se passent à nos frontières, et tout ce qui se passe à nos frontières nous intéresse et nous inquiète et demande de la vigilance.

Libye, Maroc, Sahel, Sahara occidental, Niger : l’Algérie est cernée de toutes parts par des zones de conflits. Vous avez toujours soutenu que cette stratégie de la tension vise à affaiblir l’Algérie et son armée. Comment se prémunir contre cette nouvelle menace ?

Quand vous vous avez des tensions comme ça, ça crée des tensions dans la société aussi, parce que les Algériens sont conscients que leurs frontières ne sont pas stables, qu’il y a des menaces sécuritaires, des menaces armées.

Il ne faut pas oublier qu’il y a des groupes terroristes du Sahel qui ont intervenu en Algérie, dans les camps sahraouis, à Ouargla, à Tamanrasset, à Tiguentourine…

Donc ces tensions créent une angoisse dans la société. Notre peuple a besoin d’être sécurisé, parce que la frontière chez les Algériens ce n’est pas un simple tracé matériel, elle a une charge émotionnelle très forte parce que nous sommes un pays qui a été colonisé.

Donc le rapport que nous avons à la frontière est exceptionnel qui porte essentiellement sur la charge historique. On a besoin d’une frontière sécurisée, c’est ce qu’on appelle la sécurité émotionnelle.

Nous avons comme objectif d’absorber les craintes. La mission d’une armée, entre autres, c’est d’absorber les tensions qu’il y a dans la société en situation de crise aux frontières.

C’est ce que nous vivons en ce moment, ça crée des angoisses internes, des préoccupations, des inquiétudes et c’est ce qui appelle à mobiliser. Je pense qu’il y a un point positif qu’il faut signaler, c’est qu’il y a en Algérie, Dieu merci, un consensus vraiment très fort sur les questions de Défense nationale et de politique étrangère.

Ne faut-il pas immuniser le front interne ?

Oui, ça reste une mission du chef de l’État. La cohésion de la nation est une mission constitutionnelle du chef de l’État. Je ne pense pas que les Algériens soient divisés sur la perception qu’ils ont de ce qui se passe au Sahel, des tensions à la frontière libyenne ou de la crise diplomatique avec le Maroc.

Je pense qu’ils sont conscients, les Algériens sont aussi le produit de leur histoire, ils ont cette culture du fait que nous devons rester maîtres de notre décision diplomatique et militaire. C’est fondamental, les Algériens savent quel est le prix à payer, le prix de la souveraineté, le prix de l’autonomie, le prix de l’indépendance.

« C’est fondamental, les Algériens savent quel est le prix à payer… »

Il est cher, il est lourd, mais cela fait partie de notre identité, de notre doctrine en matière de défense nationale. Il faut mobiliser le front interne bien sûr, mais le front interne ne doit pas être mobilisé uniquement lorsqu’il s’agit de crise de politique extérieure.

Le front interne doit être mobilisé autour du combat pour la liberté, la justice, la transparence, la gouvernance, la lutte contre la corruption. Nous ne devons pas envisager une mobilisation sélective du front interne.

Le Maroc miroite un projet de désenclavement de cette région en proposant aux pays du Sahel un accès routier vers l’Atlantique. Que cherchent le Maroc et ses alliés au Sahel ?

Je pense que c’est un alibi qui n’est pas très sérieux, juste pour mobiliser une réunion des pays du Sahel, parce que le Maroc est pratiquement un pays insulaire, il a des frontières avec l’Algérie et le Sahara occidental, donc il n’a pas cette projection, cette masse territoriale que nous avons, c’est-à-dire sept frontières communes avec sept pays.

Il se projette au Sahel parce qu’il y a le vide dans la région, je ne pense pas que ce projet de sortie vers l’Atlantique soit crédible parce que les ports de l’Afrique de l’Ouest sont plus proches du Mali, du Niger et du Tchad que les ports marocains, en plus du fait que les ports du Sahara occidental ne sont pas sous juridiction du Maroc légalement, du point de vue du droit international. La Mauritanie est une opportunité, pourquoi pas, elle est plus proche du Mali que le Maroc pour l’accès à l’Atlantique.

C’est le jeu normal de la géopolitique, ce n’est pas figé. Il y a l’actualité, il y a les circonstances, il y a les moments de faiblesse. Je pense que les pays du Sahel sont dans un moment délicat, ils veulent sortir de la CEDEAO, on a évité de très peu, pour beaucoup grâce au poids de l’Algérie, une intervention armée au Niger qui aurait pu embraser la région.

C’est une région qui est fragile donc c’est une région qui est ouverte aux ingérences, elle est ouverte à toutes les influences étrangères en ce moment et c’est ce qui rend la situation délicate.

Du fait de cette démultiplication des intervenants, l’Algérie risque-t-elle d’avoir une autre Libye à ses frontières ?

C’est pour éviter le scénario libyen, parce que ce qui se passe au Mali c’est exactement la conséquence directe de la chute de Kadhafi. Des groupes armés, surarmés avec des armements sophistiqués qui descendent vers Bamako et cette dernière qui sollicite l’intervention de la France.

La crise du Mali est survenue après la chute de Kadhafi et la démultiplication des intervenants étrangers au Mali risque de rééditer le scénario libyen à nos frontières et c’est ce que nous voulons éviter.

C’est le principe même de l’accord de 2015. Une solution malienne, c’est la philosophie même de cet accord de 2015, c’est faire en sorte que les Maliens s’assoient autour d’une table, ça s’est passé à Alger, pendant neuf mois, c’est un processus très long, très sophistiqué mais qui a donné lieu à un accord très équilibré, global, qui ne porte pas seulement sur les aspects militaires. Mais la crainte est justement là, que le Mali se transforme en une deuxième Libye à nos frontières.

Parce que c’est une région qui est encore plus fragile que la Libye, c’est une région qui n’a pas les moyens de la Libye, qui n’a pas les traditions de la Libye, qui n’est pas en face de l’Europe.

En Libye, il y a beaucoup d’intervenants européens parce que c’est un risque d’instabilité pour le Moyen-Orient et le sud de l’Europe. Mais ceux qui subissent le plus grand risque ce sont les Algériens. El il faut ajouter à cela le risque de flux migratoires massifs, il ne faut pas négliger cet aspect humain important.

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